Lefrançois, R. (2007). Revue québécoise de psychologie. (numéro spécial sur le bonheur).28(1), 183-207.
Le bonheur est quelque chose qui se multiplie
quand il se divise. Paulo
Coelho
La vie heureuse : une préoccupation sociale
impérissable
Pendant longtemps relégué aux oubliettes de la philosophie, le concept de bonheur
semble de nos jours refaire surface. À première vue, cette tentative de restauration conceptuelle laisse perplexe. Face au déroutant projet de société de consommation de masse et de sa culture
postmoderne, la remise en jeu de ce concept millénaire est peut être symptomatique du sentiment de désarroi qui envahit le monde occidental. Il se pourrait en effet que ce concept fétiche reflète
un besoin de renouveau social ou encore exprime une quelconque revendication émancipatrice. Cette interrogation revisitée signifierait dès lors que les Occidentaux éprouvent plus que jamais la
nécessité de ranimer des valeurs humaines fondamentales et éternelles, de donner un sens à leur vie en cherchant à s’affranchir du périlleux projet matérialiste. Ou, a contrario, cette
réhabilitation du bonheur participerait tout bonnement du procès de marchandisation exacerbée de la civilisation postmoderne. Dans cette dernière hypothèse, le bonheur serait
condamné à n’être qu’une mode, un symbole de plus à «consommer», une idée in et novatrice que la société marchande s’empressera
d’exploiter.
On ne s’en étonnera point. Le monde inquiet, incertain, et à certains égards insensé,
dans lequel nous vivons est traversé présentement par de grands bouleversements démographique, technologique, économique et culturel. C’est pourquoi toute méditation sérieuse, toute notion apte à
catalyser notre optimisme ou enthousiasme en vue de notre mieux-être, de celui de nos proches ou de nos concitoyens, voire de l'humanité, trouve plus que jamais son utilité et sa nécessité. Ainsi
en est-il des concepts porteurs d'espérance, de sens et de liens comme l'amour, l'amitié, la spiritualité, la solidarité, la compassion, la justice et le bonheur.
Avant d’entrer dans le vif du sujet,
signalons que le bonheur a été trop souvent abordé comme s’il n’opérait que dans la mouvance individuelle ou l’intimité relationnelle. En plus de posséder la force médiatique qu’on lui connaît
(la preuve, ce numéro), de participer à la construction de l'imaginaire de toute société, l’idéal du bonheur, comme toutes les autres valeurs porteuses de sens, s’avère un véritable analyseur de
société, un miroir de nos comportements, donc un précieux laboratoire sociologique. À l'instar de tout autre construit “séminal”, le bonheur (et ses multiples dérivés tels que joie, plaisir,
volupté et désir) constitue donc une porte d'entrée privilégiée pour décrypter le monde actuel, et peut-être nous projeter mentalement dans un monde meilleur.
Les notions fortes ayant survécu se dévoilent à travers les traits saillants de toute
civilisation (représentations sociales, mentalités), les constructions politiques (idéologies, doctrines) et les cadres sociaux qui cimentent et orientent l’action (p. ex. les institutions, les
clivages sociaux). Plus encore, le sens qu’on leur attribue ne fluctue pas uniquement au rythme des époques, des cultures, ou des classes sociales, mais également tout au long du parcours de vie
(Easterlin, 2005). Certains estiment que l’expérience du bonheur chez les femmes est différente de celle des hommes. Ainsi cette réflexion de Jacques Fournier (2203), un organisateur
communautaire de Longueuil :
«Les hommes ont une grande aptitude au bonheur par concentration et les femmes au
bonheur par dispersion. Les hommes sont incapables de faire plus d’une chose à la fois. Ils sont concentrés, absorbés par ce qu’ils font. Les femmes ont une capacité à faire mille et une choses à
la fois. C’est peut-être pour cela que leurs bonheurs ont de la difficulté à se rejoindre» (p. 225-226).
S’ajoute aussi le fait que certains peuples sont ou ont été plus sensibles que d’autres
au bonheur, et conséquemment plus enclins à le cultiver (cf. plus loin des résultats d’enquête à ce propos). Même les neurobiologistes s’en mêlent, comme Jean-Didier Vincent qui raconte que les
«systèmes désirants» et les «systèmes de récompense» du cerveau humain secrètent les endorphines, ces petites «molécules du bonheur» (Pigani, 2001). Et pour couronner le tout, on dénombre bien
entendu autant d’acceptions du mot bonheur que d’avenues pour y accéder. En définitive, nous avons de bonnes raisons de croire que toute interprétation ou lecture globale du bonheur ne saurait se
limiter au seul regard psychologique.
Ceci étant dit, cet article de clôture est animé par les interrogations suivantes : le
bonheur est-il, individuellement ou collectivement, un projet de vie et de société viable, accessible et réaliste dans le monde d'aujourd'hui ? Plus concrètement, dans quelle mesure la société
postmoderne reconnaît-elle l'importance du bonheur et, si tel est le cas, comment s'emploie-t-elle à l'appliquer ? Finalement, quelles sont les
conditions, stratégies ou pratiques sociales permettant d'accéder au bonheur ?
Un survol dans le temps nous a paru utile, non pas
pour capter de façon exhaustive cette notion, mais mettre en perspective ses multiples représentations, dans le but d’éclairer notre compréhension de la postmodernité. Nous sommes bien conscient,
ce faisant, des risques encourus : éclectisme, amalgame de points de vue, réductionnisme, portrait caricatural. Néanmoins, la discussion s’engagera sans suggérer au départ une définition du
bonheur, l’idée étant de ne pas influencer le lecteur, de lui laisser le soin d'utiliser la sienne qu'il jugera à propos ou non d'ajuster au fil des arguments apportés en cours de route. Il
pourra finalement confronter sa position avec les éléments de définition du bonheur exposés en conclusion. Dans cette mini archéologie du bonheur, il y aura lieu de nous demander si les discours
qu’ont proposés les anciens et les modernes sur cette thématique se sont dissout dans le creuset de la postmodernité et, si elles ont survécu, quelles significations nouvelles ont
émergé.
Comme mentionné au tout début, le bonheur est une idée et un idéal qui connaît un
regain d’intérêt dans l’Occident. En plus des nombreux ouvrages sur le sujet, une revue scientifique s’y consacre spécifiquement, soit le Journal of Happiness Studies éditée aux
Pays-Bas, sans compter les numéros spéciaux (p. ex. Bouffard, 1997).
Enfin, les études empiriques et sondages, de plus en plus répandus, visant à mesurer ce construit témoignent de cet
engouement. Examinons rapidement ce qui se dégage de quelques enquêtes récentes.
À la suite d’une vaste étude internationale, le sociologue Ronald Inglehart a constaté
que le niveau de vie représentait un déterminant significatif du sentiment de bien-être. Mais fait étonnant, passé un certain seuil de revenu, au delà de 10 000$ US annuellement environ, un effet
de plafond s’observe, l’association entre le revenu et la perception du bien-être tendant à s’estomper (Inglehart, 2004). L’étude qui rassemble des
informations sur plus de 82 pays donne du même coup une crédibilité au dicton populaire voulant que l’argent ne fasse pas le bonheur. Il est en effet significatif qu’un pays peu développé comme
Porto-Rico, où le revenu moyen se situe autour de 11 000$ US annuellement, occupe le premier rang sur l’échelle de bonheur utilisée, suivi de près par le Mexique. Par comparaison, le Canada
obtient la neuvième position, précédant les États-Unis qui se retrouve au quatorzième rang, tandis que la France se classe en vingt-sixième position. On notera également que le Mexique s’est
classée deuxième sur une question plus spécifique sur le bonheur, le Nigéria obtenant le premier rang. Mentionnons que des résultats semblables ont été obtenus par des chercheurs britanniques
(Biswas-Diener, Layton et Tamir, 2004).
Dans un ouvrage récent intitulé Bonheur, travail et sociologie, Christian
Baudelot et Michel Gollac (2003) exposent ce que l’on pourrait qualifier de «modèle d’estimation du bonheur en milieu de travail». Au terme d’une enquête menée auprès des Français, les auteurs
débouchent sur les conclusions suivantes. Dans un premier temps, on distingue trois composantes subjectives du rapport au travail : le degré de bonheur, le degré de pression subie et
l’individualisation ou le caractère collectif du travail. Fait intéressant à noter, un statut social élevé en milieu de travail, découlant du capital économique et culturel élevé, de l’autonomie
et de responsabilités supérieures, engendre un plus grand bonheur mais aussi une souffrance ou une pression accrue due notamment à l’intensification des tâches. L’investissement au travail se
traduirait dès lors par une somme nulle. Ensuite, les auteurs constatent que ce sont les mêmes individus qui cumulent les différentes composantes du bonheur au travail. À l’inverse, le même
phénomène de cumul s’observe sur «l’échelle de malheur». Faut-il conclure, comme semblent le suggérer ces constatations, que certaines personnes sont plus prédisposées que d’autres au bonheur (ou
au malheur) ?
Si le travail ne conduit pas toujours au bonheur, le chômage occasionne
indiscutablement le malheur, d’abord parce qu’il prive l’individu de gratifications essentielles, en l’occurrence la satisfaction de créer ou produire un bien ou un service, la considération des
autres, le sentiment d’appartenance à un milieu, la camaraderie, mais aussi en raison des conséquences qui en découlent : diminution du revenu, sentiment d’inutilité, effet délétère sur la
vie familiale, comportements de fuite nocives.
Sur le plan collectif, on sait pertinemment que le taux d’inflation, le chômage, le
pouvoir d’achat et la croissance économique représentent des indices valables de prospérité en lien étroit avec le concept de bonheur, du moins au sens où on l’entend habituellement. Mais ces
indices de prospérité, de croissance économique ou de bien-être sont de plus en plus contestés, étant à porte-à-faux au regard des transformations sociales accélérées que nous connaissons. Comme
l’aurait souligné l’ex-président américain John F. Kennedy, le Produit intérieur brut (PIB) mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, soit l’amour, la beauté et le
plaisir. Le progrès ne peut donc pas être qu’une simple courbe exponentielle de croissance (Melenchon, 2003). Certains ont donc proposé de nouveaux outils de mesure, tel l’Indice de bonheur brut
(Marthoz, 2005 ; Thouvenot et Boutaud, 2004), qui seraient capables de rendre compte des nouvelles exigences environnementales et sociales actuelles. En plus de la performance économique, de tels
indices devraient inclure la protection des ressources naturelles et du milieu physique et humain, l’attention portée à la famille, l’engagement communautaire et l’accès à des services de santé
et d’éducation. Nous pourrions facilement allonger cette liste, en ajoutant par exemple des marqueurs du capital santé de la population : le tabagisme, l’obésité, le suicide, la dépression
par exemple. On le constate donc, de l’avis de plusieurs que les mesures légendaires de bien-être sociétal sont perçues comme dépassées.
Une autre illustration du souci de renouveau est «l’Indice de développement humain» des Nations Unies
qui tient compte du PIB par habitant, de l’espérance de vie et du niveau d’éducation. Les travaux de l’économiste britannique Richard Layard, réunis dans son livre Happiness
(2005), et ceux des Américains Kahneman, Krueger, Schkade, Schwarz et Stone (2004), les deux premiers auteurs étant lauréats du prix Nobel
d’économie 2002, abondent dans le même sens : celui de fournir un portrait plus précis du bien-être de la population que celui obtenu par le PIB. Un petit pays himalayen comme le Bouthan,
enclavé entre l’Inde et la Chine, a fait oeuvre de pionnier en instaurant dès 1972 le concept de Bonheur national brut (BNB), inspiré des préceptes bouddhistes.
On conçoit donc aisément que la notion de bonheur soit suffisamment préoccupante et
attirante pour continuer de faire son chemin. Au-delà des efforts visant à créer des indices plus sensibles pour mesurer la qualité de vie ou le bien-être au niveau sociétal, il convient
cependant de nous interroger sur le sens et la portée de cette notion. Avant donc d’engager plus à fond la discussion sur les possibilités du bonheur dans le monde postmoderne, un très bref
détour dans l’univers des philosophes s’impose.
Nous savons pertinemment que le bonheur, c’est la grande affaire des philosophes.
Pourtant, ils sont loin de faire consensus quant à sa définition. On les départage souvent entre ceux qui reconnaissent l’importance du bonheur et
ceux qui la dénient. Chez les grands penseurs de l’Antiquité, le bonheur est une notion éminemment centrale, positive, à connotation morale ou religieuse (béatitude) et universelle. Il représente
le souverain bien. L’eudémonisme, ou doctrine morale du bonheur, l’associe tantôt à la sagesse du savoir vivre, tantôt à la sérénité de l’âme, ou encore au savoir vivre ensemble. Pour Aristote
(tr. 1967), le bonheur est le «bien ultime» (félicité), aboutissement de l’état de plénitude (la contemplation) et de satisfaction totale. C’est la finalité naturelle grâce à laquelle l’homme
s’épanouit et se réalise. Cependant, le bonheur comporte à ses yeux une finalité politique universelle : la Cité est l’instance supérieure de moralité qui transcende ce que recherchent les
individus (p. 34). Chez Épicure (tr. 1993, pp. 79-81) par contre, l’atteinte du bonheur se découvre dans la simplicité et suppose une ascèse des désirs, un équilibre de l’âme et de l’esprit,
alors que chez le stoïcien Sénèque (tr. 1969) sa fonction réside dans la conformité à la vertu (vertus sociales notamment : affabilité, respect d’autrui).
À partir de la Renaissance et surtout des Lumières, la notion de progrès est associée à
celle de bonheur. Avec le progrès, prédit Leibniz (tr. 1966), l’humanité sortira progressivement du malheur
pour accéder à un plus grand bonheur, tout comme l’histoire passera de l’obscurité à la lumière. Malgré cet optimisme prométhéen, nombreux sont les philosophes de cette période pour qui le
bonheur n’est que chimère ou illusion. À commencer par Kant (tr. 1966) pour qui le bonheur est un concept indéterminé et indéfinissable, un pur idéal
de notre imagination. On retrouve ce caractère éphémère, incertain ou lointain du bonheur dans cet extrait de Jean-Jacques Rousseau, le philosophe qui mettait en doute le projet même de la
civilisation : «comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose
après ?» (1964, 5e promenade). De son côté, Schopenhauer (tr. 2001) ira jusqu’à nier l’expérience même du bonheur. L’homme, soutient-il, ne peut éprouver
que la privation, l’ennui et la souffrance. Son but sera donc d’éviter la souffrance (p. 63). Même Pascal (tr. 1976) défendra cette thèse comme l’illustre ce passage : «Nous sommes
incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables et de certitude et de bonheur» (p. 184). Dans la philosophie bouddhiste, on retrouve cette même conviction
d’évanescence du bonheur. Ce n’est qu’avec le nirvana (l’illumination), étape suprême de conquête de la
paix intérieure par la méditation, que l’homme peut espérer supprimer tous ses désirs.
Freud (tr. 1971) résistera à ce courant de pensée en refusant de renoncer
au bonheur, même pour lui si le but de la psychanalyse n’était pas de rendre l’homme heureux mais plutôt moins malheureux. Ainsi, déclare-t-il, «le programme que nous impose le principe de
plaisir, devenir heureux, ne peut être accompli, pourtant, il n'est pas permis, il n'est pas possible d'abandonner nos efforts pour le rapprocher d'une façon ou d'une autre de son
accomplissement» (p. 28).
Que faut-il retenir de ce trop rapide tour d’horizon philosophique qui ne peut apporter
que des bribes de réponse ? D’abord au constat de la polysémie du mot bonheur, de sa permanence et de l’absence de définition univoque. Selon les époques ou les écoles de pensée, il s’exprime
soit dans la sagesse, soit dans la vertu, dans l’adoration ou la foi en Dieu, dans l’exaltation spirituelle, dans la prospérité matérielle, et même dans le détachement, le dénuement et la
privation. Il peut même faire l’objet d’un discours pouvant le nier dans son essence même, arguant qu’il est une pure émanation de l’imagination. Voilà qui témoigne pour le moins que l’homme est
engagé depuis toujours dans un profond questionnement sur lui-même et son devenir, ce qui signifie qu’il est continuellement en quête de sens et de direction. Ne constate-t-on pas cette
préoccupation à travers ses oeuvres techniques ou artistiques, ses gestes de générosité, de solidarité et de compassion, en dépit du fait que ces nobles élans se trouvent souvent assombris par
des actes de cruauté, d’injustice et d’indifférence vis-à-vis l’autre ?
En définitive, même si le bonheur s’avérait une utopie ou une création de
l’imagination, il n’en constitue pas moins une motivation et une raison essentielles de vivre et de vivre ensemble. Même s’il n’est pas complètement à la portée de l’homme, il s’exprime malgré
tout dans un besoin d’accomplissement, dans l’espoir d’un monde meilleur. Le concept de bonheur parvient même à s’imposer chez ceux qui le condamnent sans appel. À force de dénigrer ou de
critiquer l’idée du bonheur, Pascal Bruckner (2000) (L’euphorie perpétuelle : essai sur le devoir de bonheur) parvient tout de même à y consacrer
un livre entier !
Le second point renvoie au questionnement évoqué plus haut à propos de la
capacité de l’être humain d'accéder au bonheur sous l'impulsion de ses actions. Il est en effet capital de reconnaître que le bonheur relève de notre
volonté et qu'il fait appel à notre liberté. Car s'il fallait s'en tenir strictement au sens étymologique du mot bonheur (en latin, heur = présage), à savoir la “bonne fortune” ou la
chance, la discussion serait close. Autrement dit, si le bonheur ne devait être que le fruit du hasard, sa quête serait évidemment superflue. Or sur
cette question, Spinoza (tr. 1966) est d'un précieux secours. En effet, ce philosophe faisait remarquer que l'homme est non seulement un être de désir, mais qu'il est aussi puissance d'agir (p.
81). Autrement dit, si le bonheur n’était qu'une mystification, il n'en constitue pas moins une raison de vivre, le fondement de notre puissance à persévérer dans notre être. Tel était aussi le
point de vue de Kant. Jacques Lacarrière (1999) ne voyait-il pas juste quand il indiquait que le bonheur parfait ne s'obtient pas mais qu'il se mérite ? D’où ces efforts pour l’obtenir. Même dans
sa plus simple expression, donc à l'état contemplatif, il requiert l'acquiescement spontané de l'évidence du monde.
La béatitude par la voie du progrès : l’ère
moderne
On situe habituellement l’ère moderne entre la Révolution française en 1789 et la
révolte étudiante de mai 68. À l’origine, il s’agit d’une rupture avec le Moyen-Âge, sous l’impulsion de nombreux bouleversements politiques, économiques, intellectuels et esthétiques (La
Renaissance, la Réforme, l’expansion marchande et coloniale, la création de l’État-Nation). C’est le nouveau monde de la technique qui mit fin à la tradition et à l’obscurantisme, en instaurant
l’ordre, la raison, et en consacrant les valeurs profanes. En annonçant la mort de Dieu, suivant la célèbre expression de Nietzsche, en s’affranchissant de la tutelle monarchique et en abolissant
la croyance au surnaturel, la modernité extirpait pour ainsi dire l’humanité d’une ère enténébrée par l’ignorance (Lefrançois, 2004). Le monde était destiné à ne plus être le lieu du sacré mais à
devenir objet de recherche et de connaissance.
Pour Giddens (1994), la fin de l’ère prémoderne consacre la séparation du temps et de
l’espace, une confiance accrue dans des systèmes abstraits (p. ex. les transports, l’organisation du travail, les opérations bancaires), mais aussi les risques associés, et l’avènement de la
pensée réflexive, c’est-à-dire que la réalité sociale devient objet de connaissance (p.25). On se rend cependant compte qu’il aura fallu du temps pour que se concrétise cette séparation, pour que
les chaînes de la tradition se rompent, pour qu’ait lieu la séparation de l’Église et de l’État, pour que la majorité des hommes en viennent progressivement à penser que le bonheur était à
rechercher sur terre et non au paradis.
Dans ce nouvel espace désenchanté, la modernité devait donc être autre chose qu’une rupture : il
fallait proposer aux hommes un nouveau projet de société. L’homme moderne, croyant être devenu maître de son destin grâce à la science et à la technique, s’est donc engagé résolument dans la voie
du progrès. La révolution industrielle allait promettre le bien-être du genre humain en assurant la croissance économique, en domestiquant la nature et en créant les outils collectifs appropriés
tel l’État-providence. Pareil projet s’inscrivait parfaitement dans l’axe de réflexion des utilitaristes anglo-saxons qui, de Bentham (tr. 1982) jusqu’à Mill (tr. 1968), proposaient justement
d’étendre le bonheur à toute l’humanité.
On s’est bien rendu compte après coup que l’idéologie de consommation de masse, graduellement mise en
place à l’ère moderne, devait aboutir à un état de perpétuelles insatisfactions et frustrations. Obsédé par la conquête du bonheur individuel et avide de plaisirs, l’homo economicus
moderne fut un éternel insatisfait. Poètes et intellectuels l’ont pourtant mis en garde, comme l’évoque André Gide (1975, c.1897) : «mon bonheur est d’augmenter celui des autres. J’ai besoin
du bonheur de tous pour être heureux (p. 227). Puis cette pensée du philosophe Gustave Thibon (1976) dans L’équilibre et l’harmonie : le
bonheur, «moins on y pense, plus on a de chance de l'obtenir» (p. 12). On retrouve cette idée du bonheur dans la simplicité, l’inattendu et l’étonnement
dans cette pièce célèbre de Félix Leclerc, «Le petit bonheur». Encore aujourd’hui, le bonheur n’est-il pas vécu par procuration ou projection, dans le rêve ou
les aspirations (p. ex. le succès des vedettes du spectacle, ou celui de sa progéniture), dans la satisfaction de ce que chacun a accompli (p. ex. le bon souvenir d’une réputation, les œuvres,
l’héritage laissé aux générations futures) ?
Pour revenir à l’apport de la
modernité dans la quête du bonheur, l’histoire nous a laissé des traces de scénarios plutôt sombres. Même si on a prétendu que grâce à la civilisation moderne
l’humanité renoncerait au injustices, exactions ou servitudes du passé (p. ex. esclavagisme, guerre), et viendrait à bout des pires atrocités (p. ex. torture), toutes les déclinaisons connues de
cruauté ont survécu : génocide, assassinat, violence de tout acabit. «La barbarie,
déclarait Alain Finkielkraut (1999), n’est pas la préhistoire de l’humanité mais
l’ombre fidèle qui accompagne chacun de ses pas» (p. 132). L’homme a même créé de nouvelles formes d’asservissement et de conditionnement, en tombant dans le piège des idéologies
destructrices comme le totalitarisme (ex. le nazisme, l’holocauste), le capitalisme sauvage, le communisme et en utilisant à grande échelle l’arme du terrorisme. Il
s’est de la sorte laissé entraîner dans la violence extrême, dans l’exploitation des plus fragiles ou vulnérables, dans les abus de la société de consommation de masse, dans le pillage et le
gaspillage des ressources naturelles. Autant d’écueils au bonheur communautaire. Quant aux individus, même s’ils étaient encadrés par le jeu des conventions sociales, ils se voyaient
malgré tout confronté à des références multiples, dont certaines avaient survécues (Dieu, l’État, la nature, les idées), des figures qui venaient en concurrence ou en conflit. Fragilisés, ils se
sont donc exposés à la névrose (la culpabilité) ou à la révolte.
Comment expliquer cela ? Dans le débat sur le bonheur, où se confrontent le principe de
plaisir (le ça, l’individu) et le principe de réalité (le surmoi, la société), pour reprendre cette dichotomie freudienne, s’ajoute un troisième élément troublant : il existe chez l’être
humain une forme d’agressivité irrésistible, un penchant à la cruauté, qui peut le mener à s’autodétruire, à le conduire à la folie meurtrière contre soi ou les autres (p. ex. suicide, génocide,
perversions). C’est toute la thèse développée par Gérard Mendel (1968). L’histoire toute récente nous fournit encore des illustrations toutes fraîches de tels actes ignobles lesquels, est-il
besoin de le souligner, nous éloignent de l’idée du bonheur, collectif ou individuel.
Frénésie du plaisir et nouveaux espaces
d’épanouissement : la postmodernité
Si le modernisme consacre l’entrée dans l’ère industrielle et «la fin des méta-récits», pour
reprendre la formule de Jean-François Lyotard (1979, p.7), le postmodernisme (et la postmodernité) quant à lui annonce la fin des grandes utopies (Bonny, 2003). Coïncidant avec la période
post-industrielle, qui prend naissance vers la fin des années 60 (début des mouvances contre-culturelles) jusqu’à nos jours, la postmodernité est accompagnée des grandes manœuvres que sont la
mondialisation des marchés, le néo-libéralisme, les nouvelles technologies (la biogénétique, l’informatique, les communications comme l’Internet, la téléphonie cellulaire, etc.), l’économie
sociale, les mouvements sociaux (féministes et écologiques notamment). Le fait est que parallèlement à ces mutations le progrès technique de la nouvelle économie tend à se découpler
dangereusement du progrès social. Dans Le choc des civilisations, Huntington (2001) craint que ces bouleversements mènent au «dépérissement des
institutions, au suicide culturel, au déclin moral» (p. 458), une conséquence pire d’après lui que le vieillissement démographique, le chômage chronique ou la baisse de la prospérité
économique.
Au temps de la modernité, les idéaux progressistes et humanistes pouvaient encore faire fleurir le
bonheur ; or ils accusent ici du recul, menacés par le néo-libéralisme, et relayés en même temps par l’émergence d’une nouvelle mentalité individualiste, cool et débridée. Cette ère
nouvelle, où plus que jamais règnent en roi et maître le capital et la marchandise, coïncide également avec le refus des antagonismes de classe et le déni des contradictions d’un système
omnipuissant. Non, comme le prédisait Keynes (1972), le progrès n’a pas libéré l’homme en l’arrachant des contraintes économiques pour l’amener à vivre de manière sage, agréable et bonne. Il a au
contraire creusé le fossé entre les mieux nantis et les plus démunis.
Contrairement à la situation précédente, dans le monde postmoderne il n’y a plus de figure
référentielle qui tienne la route : la distance entre le sujet et l’Autre s’effondre, les liens sociaux sont remis en question. Cette fois c’est l’individu, devenu presque totalement autonome,
qui occupe tout le centre de l’échiquier. L’injonction lui est faite d’être d’abord soi, de se réaliser pleinement, de s’accomplir à tous les niveaux. Curieusement, le consumérisme euphorique
incarne en apparence une valeur humaniste fondamentale, soit l’être plutôt que l’avoir. Mais en fait croyons-nous, c’est tout ce qui singularise l’individu qui devient objet de consommation. Car
dans le gigantesque atelier de la postmodernité, presque tout devient à la fois objet et instrument de plaisir : les biens matériels, la réussite sociale et professionnelle, le pouvoir,
l’autorité, la vertu, la méditation, voire le détachement des biens de ce monde. La postmodernité, c’est davantage la consécration de l’objet que celle du sujet, de l’individualisme hédoniste. Du
même coup, plusieurs valeurs universelles évoquées au début de ce texte tombent en déclin, démantelées par la mondialisation : l’amour, l’amitié, la solidarité, la compassion, la prospérité pour
tous (Latouche, 2000).
Au temps de la modernité, la liberté de choix s’exprimait au sein de cadres précis (le politique, le
juridique, l’économie, l’éducation), celle-ci étant subordonnée aux exigences de l’ordre public. C’était aux yeux de certains, chez Marcel de Corte (1973) par
exemple, une résignation de l’individu, ses rêves se trouvant désintégrés dans la société. Ardent défenseur du bonheur individuel, Marcel de Corte a énoncé dans ces termes sa critique du bonheur
collectif tel que véhiculé dans les idéaux modernes : «Tout homme mécontent de soi s’évade dans le culte d’une notion collective, ce passage du singulier déficient au collectif compensateur est
d’une fréquence extrême» (De Corte, 1973, cf. note). Or, dans le monde postmoderne, nous assistons au procès de personnalisation, à l’exaltation et à l’autonomisation de l’individu, selon les
termes qu’utilise Gilles Lipovetsky dans L’ère du vide (1983). Les nouvelles légitimités sociales se dévoilent dans
l’accomplissement personnel immédiat, la décontraction, les valeurs hédonistes, l’humour, la sincérité, l’expression libre et une vie sans contrainte. L’homme postmoderne, ou plutôt l’homo
psychologicus, précise-t-il, «veut vivre tout de suite, ici et maintenant». Ses réflexes et agissements sont caractérisés par l’indifférence généralisée, la désaffection des grands systèmes
de sens et la disparition des tabous.
Comme la postmodernité aplatit l’histoire, le passé perd de l’importance tout comme le futur
d’ailleurs. Dans L’instant éternel, Michel Maffesoli (2000) nous parle de l’avènement de «l’aventurier au quotidien», c’est-à-dire de celui qui veut
non pas thésauriser mais bien vivre intensément et au jour le jour, de façon ludique, tribale, compulsive et festive. Dans cette «société de
l’expérience» (Grotsch, 2002), l’individu a tout le champ libre pour s’affirmer, s’épanouir, s’exhiber, ce qui lui convient parfaitement puisqu’il tente de trouver son bonheur dans le paraître.
Dans le même ordre d’idée, il évitera par-dessus tout le malheur, en refusant la confrontation et en s’éloignant des conflits. Plus que jamais ses contacts sociaux,
pourtant l’étoffe de la vie, se banalisent, s’écourtent et s’érodent, perdant du coup leur substance initiale.
« Absence de bonnes manières, exhibitionnisme, hypersexualisation du corps, étalage disgracieux
de sa richesse matérielle, confessions publiques à la télévision, communications personnelles à tue-tête, la vulgarité d'hier a bel
et bien basculé du côté de certains idéaux d'aujourd'hui, voire d'un certain conformisme » (St-Jacques, 2002, citant Finkielkraut, p. 15).
Cela se comprend car la postmodernité c’est aussi un nouvel espace d’expression des choix personnels, d’où le déploiement effervescent de genres de vie tous azimuts.
Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que les valeurs elles-mêmes soient promues au rang de produits de civilisation.
L’avènement de la postmodernité (certains préfèrent le terme d’hypermodernité) signifie-t-il que le
bonheur pour tous soit enfin accessible ? Rien n’est moins certain. Nombreux sont les individus qui, par manque d’ancrage ou de repères, s’exposent à éprouver une
crise existentielle ou d’identité, et conséquemment à perdre toute énergie constructive, toute résilience. Selon Dufour (2001), «c’est vers une condition subjective définie par un
état-limite entre névrose et psychose que se définit désormais l’individu postmoderne, de plus en plus pris entre la mélancolie latente, l’impossibilité de parler à la première personne,
l’illusion de toute-puissance et la fuite en avant dans des faux soi» (pp. 16-17).
C’est assurément un grand malheur que de souffrir d’une forme ou l’autre de la maladie
mentale, un handicap qui, est-il besoin de le rappeler, prive celui qui en est affecté de ce qu’il a de plus précieux : l’autonomie, la conscience, la mémoire, le libre arbitre. C’est
pourtant le lot d’un nombre accru de personnes, socialement exclues ou marginalisées, comme en font foi années après années les statistiques. L’incidence des situations d’exclusion et de dérive,
au sens épidémiologique du terme, se reflète également à travers le nombre étonnamment élevé de professionnels ou techniciens chargés de venir en aide aux personnes souffrant de détresse, de
dépression, de solitude, d’isolement social ou de dépendances de toutes sortes. Mais ces intervenants opèrent davantage dans la logique du normal/pathologique que du
bonheur/malheur.
Comme l’a prétendu Henri Laborit (1976), pour combler le vide ressenti, ou échapper
grâce à l’imaginaire aux conditionnements sociaux, bref pour espérer un semblant de bonheur, certains fuiront dans les comportements d’addiction. C’est ce que manifeste la consommation
grandissante de médicaments ou d’adjuvants pour soigner l’angoisse ou les troubles dépressifs (p. ex. le Prozac) ou d’agitation excessive (p. ex. le Ritalin). D’autres préféreront les conduites à
risque extrêmes, s’adonneront aux jeux de hasard, s’identifieront à un groupe ou une bande, ou encore confieront leur destin à des médiums et autres prétendus connaisseurs des «arts»
divinatoires. La vogue des horoscopes, de la cartomancie, des loteries et des hallucinogènes, ces ersatz ou pilules de bonheur fugace qui se transforment souvent en escroqueries, n’est-elle pas
révélatrice du besoin fortement ressenti d’imaginaire, du désir d’échapper à l’emprise étouffante de la société programmée ? La tendance ascensionnelle des suicides, commis ou échoués, ne nous
rappelle-t-elle pas cette grande détresse contemporaine. Ce sont autant de signes que le bonheur s’il peut être de ce monde n’est pas forcément pour tout le monde.
Une question nous tenaille depuis longtemps : tout appareil étatique qui contrôle
et administre l’industrie du jeu (loterie, casinos), qui en finance les infrastructures et les activités de promotion, à même les deniers publics, a-t-il vraiment à cœur le bonheur de la
population ? Comment en effet ne pas s’étonner de l’attrait qu’exercent ces marchands de bonheur, qu’ils soient professionnels (p. ex. Loto-Québec, services de clairvoyance offerts lors
d’émissions de TV payantes) ou gourous amateurs, qui proposent de combler un vide existentiel et d’apporter un simulacre de bonheur et de réconfort.
Le mal de vivre de bien des contemporains explique aussi l’engouement actuel pour les
nouvelles sectes, la ferveur que connaît la méditation transcendantale et la quête de plus en plus répandue de spiritualité. Ce qui ne signifie pas bien sûr que toute quête de spiritualité émane
d’un sentiment de vide. Au contraire. Mais on dénombre tellement de signes à l’effet que de nombreuses personnes, apparemment libres et sereines,
éprouvent au fond une grande solitude et se sentent démunies ou cruellement abandonnées. C’est souvent le cas chez les personnes aînées. C’est pourquoi plusieurs risquent de devenir des proies
faciles, des cibles idéales et commodes pour un système puissant comme celui de l’État ou du marché et leur publicité bien huilée et orchestrée. Un système qui, bien entendu, a vite compris que
les biens de l’esprit peuvent rapporter autant que ceux pour le corps.
Empruntons un autre sentier. Dans un monde qui valorise l’autonomie, l’avoir et le paraître, la quête
du bonheur risque d’être sérieusement entachée par la maladie, la vieillesse, l’entrée en incapacité et l’idée de sa propre fin. Le postmoderne craint donc par-dessus toute chose la souffrance,
la décrépitude, la dépendance et la mort. Pour plusieurs, les années qui passent ne sont hélas pas vécues comme une expérience enrichissante ou apaisante mais comme une expérience aliénante et
dépossédante. Afin d’éliminer, de différer ou de fuir le malheur appréhendé ou à venir, dont la peur de ne plus exister, l’individu contemporain s’accrochera désespérément au temps présent, en
prenant toutes les précautions nécessaires pour minimiser les risques de perte et préserver coûte que coûte son intégrité physique. Les Québécois par exemple n’ont jamais autant possédé de
polices d’assurance de toutes sortes. Obsédé donc par la santé parfaite, l’individu s’inquiétera outre mesure ou prendra soin exagérément de sa forme physique, en s’employant à maquiller
soigneusement les séquelles que le temps a laissé sur le corps, cela au détriment d’autres besoins ou de la recherche d’un harmonieux équilibre dans ses investissements de vie. D’autres par
contre, de plus en plus nombreux, auront recours à divers mécanismes compensatoires et adopteront des comportements de consommation (alimentaire) boulimiques ou anorexiques.
Il y a lieu de se demander si le bonheur peut être possible sans la compassion, la
solidarité ou le souci de l’autre. Or, en partie à cause des médias, nous assistons à une banalisation de la misère du monde, de la détresse et de la souffrance humaine. À force d’être exposé à
la mise en scène des drames qui surviennent dans la vie quotidienne, le citoyen finit par devenir insensibilisé, apathique et insouciant face aux tragédies humaines. Il enregistre plutôt une
vision troublante et judiciarisée du lien social. Pareillement, il est martelé quotidiennement par une publicité étourdissante et harcelante, par un flot incessant d’images, par le spectacle
continu des événements, plus souvent malheureux qu’autrement, qui surviennent dans le monde. Il ne faut donc pas s’étonner que cette massification de l’information ait donné naissance à un
sentiment largement répandu d’indifférence vis-à-vis l’autre. C’est peut-être ce qui explique la faible participation à la vie politique chez les jeunes notamment, ou le déclin actuel du
bénévolat (sauf chez les aînés).
Un autre signe de cette désertion sociale actuelle est la tendance à vénérer des objets de culte de
plus en plus ésotériques. Sans doute est-ce une forme de sublimation, une façon de s’attacher à un idéal quelconque, de projeter ses désirs inassouvis. Dans la postmodernité, les idées
elles-mêmes, pourtant sources de bonheur, sont de moins en moins échangées ou débattues en profondeur, tandis que l’analyse critique souffre littéralement d’anémie, étant dépréciée ou en manque
d’interlocuteurs. Pas étonnant s’exclamera Henri Madelin (1993), «comprendre son temps demande aussi beaucoup de temps, cette ressource rare des sociétés modernes» (p. 33).
Somme toute, est-ce employer un cliché sans espoir d’écho que
d’affirmer que le monde contemporain est devenu si déconcertant et contradictoire. Nos dirigeants ne sont plus à l’écoute de leurs concitoyens, n’entendent plus ce qui constitue une menace
à leur bonheur ou à celui des générations futures ; par exemple l’endettement chronique de l’État, les promesses non remplies au chapitre de l’égalité des chances et des conditions de vie, de
l’énergie durable et de la protection de l’environnement. Comment cultiver le bonheur dans un monde qui abdique devant ses responsabilités, qui plie l’échine devant ceux qui laminent les valeurs
et cherchent à faire voler en éclat les cohésions sociales les plus tenaces ?
En matière de promesses et de stratégies de bonheur, la mission que s’est donnée la civilisation
postmoderne se solde à bien des égards par un échec. Dans Les nouvelles frontières de l’âge (Lefrançois, 2004), nous avons proposé l’expression de
«vieillissement sociétal» pour décrire l’état de vétusté et de dégénérescence de la société et de la culture occidentale caractérisé par quatre traits marquants :
«1. l’inaptitude chronique à résoudre des problèmes persistants dans la vie collective, dont des inégalités sociales criantes. Inégalités qui touchent toutes les couches de la société et tous les
groupes d’âge et qui se répandent dans le tiers-monde ; 2. l’absence de volonté politique ou de détermination à repousser les véritables menaces pour la survie de l’humanité, celles qui
concernent principalement l’environnement physique et les milieux de vie ; 3- le dépérissement des institutions traditionnelles, gardiennes de valeurs fondamentales, et leur assujettissement à
l’économie marchande (…) ; 4. l’individualisation à outrance, s’accompagnant de la perte du sens et de l’oubli de l’histoire, de même que le déclin de la cohésion sociale et du sentiment
d’appartenance. (pp. 278-279).
Le drame de la postmodernité, galvanisé par ses innombrables «prophètes
de bonheur», est de nous avoir subtilisé le spontané, le magique, le rêve, l’extraordinaire, l’inattendu, le désordre des sensations. Les mensonges ont remplacé les songes pour paraphraser
Bruckner (2000). Le tragique c’est qu’elle nous a plongés dans un temps suspendu, pour nous inviter à satisfaire nos pulsions narcissiques, nous inciter à la consommation boulimique. Pourtant,
«le bonheur n’est pas dans les choses : il arrive au contraire qu’il y étouffe» (Onimus, 1967, cf. note). Le caractère fini d’un bien matériel n’est-il pas dans son essence même source de
lassitude, d’atténuation du plaisir ?
Le regard inquiet sur le bonheur avalise finalement les positions défendues par ceux qui mettent en
garde contre les abus de la technique et du capital, en plus de conforter ceux qui voient dans la postmodernité non seulement l’agonie de l’Occident mais les germes mêmes de la déshumanisation
(Habermas, 2000 ; Ziegler, 2002). Conditionné, subjugué et prisonnier d’un système omnipuissant, comment le citoyen ordinaire peut-il imaginer un projet de société
alternatif qui l’assiste dans le déploiement d’un bonheur libérateur ? Est-ce faire preuve de naïveté que d’espérer voir naître un jour un
paradigme sociétal qui privilégierait des valeurs telles que l’entraide, la compassion, la justice et la vérité, bref un modèle de vie qui hisserait
au premier rang le bonheur pour tous ?
Yvan Simonis (1996) invite les intellectuels à relativiser leurs analyses dénonciatrices de la
postmodernité, à découvrir dans le chaos apparent les possibilités d’ouverture en direction d’une réhumanisation du monde. Cette thèse peut sembler angélique, mais
elle est défendue par bien d’autres, en particulier un économiste de renom, Albert O. Hirschman (1983, 1995). Dans Bonheur privé, action publique,
l’auteur soumet que les sociétés oscillent suivant un mouvement cyclique d’alternance entre la turbulence et la tranquillité sociale, laissant voir deux niveaux contrastés d’aspirations : le
bien-être collectif ou le bonheur privé. Dans le premier scénario, où l’accent est mis sur la solidarité, dominent l’exercice de la parole citoyenne et la participation sociale ou politique. Dans
le second, c’est la satisfaction des désirs individuels et la protection des droits acquis qui priment. Durant les périodes de tourmente, de déception ou de vulnérabilité accrue des privilèges ou
des acquis, l’individu serait davantage porté à s’engager socialement, à revendiquer, à militer. En revanche, au cours des périodes d’accalmie et de prospérité, propices donc à l’amélioration des
conditions de vie et d’ascension sociale, il aurait plutôt tendance à se replier sur lui-même ou à se réfugier dans la sphère du privé (Hirschman, 1983, pp. 225-226).
Tout ceci pour dire que si la postmodernité comporte son lot d’insuccès et de risque, elle n’en
représente pas moins une opportunité de dépassement, puisqu’elle donne une légitimité à la quête de sens et autorise les nouvelles initiatives. Il serait donc vain de renoncer à l’espérance d’un
monde meilleur, à une éventuelle résilience sociétale, à une régénérescence des valeurs, sans pour autant fonder tous nos espoirs dans l’espérance. Le programme de la
postmodernité se heurte déjà à des résistances considérables. En effet, nombreux sont les indices qu’une mouvance culturelle inédite prend forme et s’installe dans le tourbillon
postmoderne, canalisant les énergies qui focalisent sur des valeurs autres que la productivité, le rendement, la performance, l’avoir ou le paraître. Ce qui témoigne qu’une prise de conscience se
matérialise au regard de la vacuité des idéaux profanes promues par la société marchande.
Les démarches individuelles visant un bonheur qui ne soit pas superficiel ou calculé s’observent
notamment du côté de la quête de spiritualité, de la recherche d’une vie saine et équilibrée, de la pratique sportive, d’une soif de connaissance ou de créativité dans les arts. Défiant les forces écrasantes du projet néolibéral et ses valeurs postmodernes, de plus en plus de personnes ou de mouvements sociaux clament haut et fort une inversion des
valeurs et préparent un changement de cap radical.
Du côté de l’action communautaire et humanitaire, la recherche de voies alternatives au bonheur
paraît tout aussi encourageante que prometteuse. La jeune génération est davantage soucieuse d’équité, de justice, de coopération et de compassion que celles qui l’ont précédée, leur engagement
dans des causes humanitaires, ici ou à l’étranger en faisant foi. Côté protection du milieu naturel, les revendications des mouvements de pression se font plus
musclées (p. ex. Green Peace). On exigera par ailleurs plus d’écoute, de transparence et d’éthique de la part de nos dirigeants. On critiquera
ouvertement les médias, en réclamant qu’ils exercent une plus grande vigilance critique. Certains militeront en faveur de la décroissance économique, une démarche plus audacieuse et courageuse
que le développement durable. La préoccupation accrue d’authenticité et de sensibilité dans nos rapports, le souci d’un lien plus intime et respectueux avec la nature et l’environnement humain,
voilà qui suppose un sens élevé de la solidarité et des responsabilités individuelles et collectives. Dans cet après monde postmoderne à construire, comment donc pourrions-nous imaginer que le
bonheur pour tous puisse se concrétiser sans faire appel à tout ce qui contribue à préserver notre identité individuelle et notre cohésion sociale ?
Bonheur oblige.
Nous ne saurions bien sûr capter toutes les modalités conduisant à ce bonheur renouvelé. Mais ces
gestes concrets sont autant d’indications que l’homme postmoderne recherche de nouvelles sources de sens. Le principal défi de l’humanité sera donc de résister au
fatalisme, à la tentation de nier la possibilité du bonheur, en faisant preuve d'ouverture d'esprit, en optant résolument pour une position positive mais prudente. Ce qui ne signifie pas qu’il
failler renoncer au progrès : n’en déplaise aux nostalgiques des grandes vérités éternelles et du bonheur perdu, il faut nous faire à l’idée qu’il n’y aura point de retour en arrière,
pas plus qu’il faille écarter d’emblée l’éventualité d’une crise majeure de civilisation.
Cependant, l’être humain ne peut indéfiniment se priver de rêves,
d’espoir ou de projet, pas plus qu’il ne peut s’empêcher d’envisager un plus grand bonheur. Tôt ou tard, la question du bonheur deviendra, faut-il le souhaiter, un enjeu collectif, planétaire et
transdisciplinaire. Somme toute, la postmodernité n’aura été qu’une trêve historique, un tremplin pour pouvoir passer à une autre étape dans le difficile cheminement de
l’humanité.
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